Jean-Christian Tirrat – Une esthétique du vandalisme? à propos de Requiem for cash machines?
Des mois durant, Jean-Christian Tirat a suivi les manifestations de „gilets jaunes” à Toulouse, mais loin de s’y mêler en vue de restituer la violence des affrontements — il confie n’avoir plus l’âge — le reporter a braqué son objectif sur les distributeurs de billets de banque saccagés. Maison bien connue des photographes du sud-ouest, Numériphot exposait au mois de juillet une vingtaine de tirages issus de cette superbe série.
Une esthétique du vandalisme ?
à propos de Requiem for cash machines?
Les dévastateurs ne manquent jamais de prétextes.
Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs1
Si c’est afin de dénoncer un pouvoir jugé, à tort ou à raison, réactionnaire, méprisant ou oppressif que les vandales s’en prennent d’ordinaire aux édifices officiels, tenus pour ses plus voyants symboles, les manifestants vêtus de jaune, et les cagoulés de tout poil, qui ont défié la ploutocratie régnante en s’attaquant à de banals automates, ses emblèmes les plus communs et les plus accessibles — sans nécessairement faire main basse sur leur contenu —, ces contestataires, donc, seraient probablement déconcertés en découvrant les oeuvres que leur détérioration systématique a inspirées à Jean-Christian Tirat. Je ne suis pas certain qu’ils reconnaîtraient dans ces gros plans aux couleurs tantôt éteintes, tantôt flamboyantes, une version appropriée aux conséquences directes de leur colère, je me demande même si les plus radicaux parmi eux, ou les plus obtus, ne soupçonneraient pas ces images d’être trop belles (pour être vraies ?), trop séduisantes, et donc de détourner de leur cause les visiteurs au profit d’une satisfaction purement oculaire (il faut reconnaître qu’une fois sabotés ces fournisseurs d’argent liquide sont plus photogéniques que les radars, autre objectif de prédilection pour les rebelles). Hypothèse réductrice, ou pessimiste, si on veut. Essayons-en une autre. Qui sait si les plus perspicaces, ou les plus retors, n’y trouveraient pas une justification a posteriori de leur créativité destructrice ?
Longtemps reporter dans des zones de conflits armés, au Cambodge, au Liban, en Rhodésie (l’actuel Zimbabwe), pour l’agence Sygma notamment, c’est en franc-tireur que Jean-Christian Tirat a suivi ces mouvements de rue, je veux dire qu’il n’était pas en service commandé et avait donc les coudées franches pour déterminer sa cible, choisir l’angle d’attaque, saisir le moment opportun ; du reste, ses photographies relèvent davantage d’une „recherche personnelle” que d’un travail typiquement journalistique, trop souvent dominé
par l’attrait du scoop, fût-il à répétition. La nature même de ces prises de vue effectuées à bout portant réclamait d’ailleurs un minimum de tranquillité par rapport au tumulte des événements alentour, aux excès dus à l’effet de groupe; l’attitude contemplative s’accommode évidemment mal des situations tendues ou d’une trop grande proximité avec la foule et ses turbulences2.
En temps normal, ces appareils situés aux abords immédiats des banques n’attirent pas spécialement l’attention, et pour cause ; leur taille est médiocre, leur couleur terne et uniforme, leur aspect anodin, leur position en retrait — sécurité oblige — ; en somme, la fonction éclipse l’apparence. Ce sont des instruments commodes, aussi bien intégrés dans les moeurs qu’encastrés dans les murs, on appuie sur quelques touches et on s’en va
provision faite. En fracturant à coups de marteau, ou de tout autre objet contondant, ces attributs extérieurs d’un système politico-financier qu’ils exècrent parce qu’il les exclut, quelques-uns parmi les révoltés du samedi soir en ont augmenté la visibilité d’une façon éclatante, mais in fine peu efficace, voire contre-productive eu égard à leurs revendications ou à leurs espoirs, chose attestée ad nauseam par les journaux et les magazines d’information.
De même qu’il existe une poésie des ruines, une célébration littéraire ou picturale exaltant la nostalgie d’un passé architectural reconnu mémorable ou grandiose, attitude légitime et fort ancienne3 ; qu’il existe également une esthétique de l’impureté, de la pollution, des épaves en tous genres, dont témoignent, parmi bien d’autres, certaines photographies d’Ernst Haas4 ou divers ouvrages, de Pierre Bergounioux, de François Dagognet, de Richard Millet5 ; une étrange, une improbable beauté émane de ces écrans de verre pourtant blindé mis à mal par des émeutiers qui opéraient à leur insu pour un artiste ; encore fallait-il que son oeil la détecte, puis qu’il la transfigure en supprimant par le cadrage tout ce qui pouvait nuire à son rayonnement.
Considéré pour lui-même, brisé ou sale, le verre n’a guère captivé l’oeil des photographes, et je ne vois guère qu’Aaron Siskind6 pour s’être intéressé de près aux fenêtres en attente d’un vitrier ou de démolisseurs plus sérieux et plus entreprenants que les lanceurs de pierres occasionnels, ce que confirme une belle et sobre série en noir et blanc réalisée dans les premières années de l’après-guerre ; les arêtes coupantes y dessinent des visages de profil à la limite de l’abstraction, à moins que ce ne soit l’inverse.
Si les tableaux raffinés de Monsu Desiderio ou de Hubert Robert n’incitent nullement leurs admirateurs éventuels à démanteler quelque majestueuse bâtisse que ce soit, les photographies de Jean-Christian Tirat ne cautionnent pas davantage le vandalisme, concernerait-il des accessoires dépourvus de pedigree. Quant au pouvoir dissuasif des oeuvres d’art : « L’instinct de destruction est en effet trop ancré dans les bas-fonds de l’âme humaine pour qu’on puisse raisonnablement espérer qu’il suffise de stigmatiser le mal pour le guérir. » (Louis Réau, „Le vandalisme en France et ses ravages”, Revue de Deux Mondes, novembre 1948, p. XXIII.)
Gilbert Pons
août 2019
Notes
1 La Revue des deux Mondes, t. 5, 1832.
2 Signataire du texte à la fois bref et dense accompagnant l’exposition, l’écrivain et traducteur Joël Mortensen précise : « Ses images ont généralement été prises quelques minutes après les incidents, la nuit, quand les rétro-éclairages des appareils endommagés fonctionnaient encore. Instants éphémères, parfois risqués quand le photographe se retrouvait, malgré tout, pris dans les gaz, entre deux feux, celui des casseurs et celui de la police. Visions parfois cocasses, quand le seul écran de la rue de Metz ayant échappé à la furie se trouve affublé d›un «Miraculé !» ou Place Esquirol, ce DAB seulement recouvert de peinture grattée par des clients qui voulaient quand même accéder à l’écran. »
3 Je me permets de renvoyer à l’article publié ici même, „Photogénie des ruines”, Turbulences vidéo, n° 96, juillet 2017.
4 Cf. Cornell Capa, The concerned photographer, vol. 2, Grossman Publishers, NY, 1972.
5 Mentionnons respectivement : La Casse, Fata Morgana, 1994 ; Des détritus, des déchets,
de l’abject, Les empêcheurs de penser en rond, 1997 ; Le sommeil des objets, notes sur le rebut, Pierre-Guillaume De Roux, 2016.